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Heavy Woarang

2001: l’odyssée de l'espace

 

 

2001 On a déjà tellement écrit sur ce qui pourrait bien être le plus grand film du 20e siècle, qu'il est assez difficile d'ajouter des lignes concernant 2001, l'Odyssée de l'espace. On pourrait débuter en clamant que l'œuvre est mille fois supérieure au roman d'Arthur C. Clarke et déjà on tomberait dans la polémique (et en plus ce n'est pas tout à fait vrai). Alors pourquoi ne pas enchaîner en  affirmant qu'il s'agit du meilleur film de Stanley Kubrick ? Au lieu de discuter sans trêve, posons avec assurance que 2001 a ouvert une ère nouvelle pour le cinéma et qu'il s'agit de la plus grande des œuvres de science-fiction. Bref, on exagère, on s'enthousiasme, on en oublie toute retenue analytique, on aime trop ce film, on lui voue un culte, on ne peut pas vivre sans lui. Oubliez l'objectivité, ce qui suivra débordera d'un enthousiasme éternellement juvénile.

 

 

2001-l-odyssee-de-l-espace-196-10-g

 

 L’HOMMME, L’OUTIL ET LA TECHNIQUE

 

A) L’homme et son outil

 

En 1968, Stanley Kubrick réalise 2001 : l’Odyssée de l’espace, un an avant que l’homme ne marche sur la Lune. Avec une rigueur scientifique, rendue possible par la collaboration avec des ingénieurs de la Nasa, Kubrick s’attache à représenter la place de l’homme de l’univers à différentes parties de son évolution. Incompréhensible et d’une lenteur extrême pour les uns, film métaphysique de génie pour les autres, 2001 : l’Odyssée de l’espace marqua à jamais le cinéma de science-fiction et continue encore à susciter les interprétations les plus diverses.

 

Platon, avec le mythe du Protagoras, nous dit que l’homme est totalement démuni et nu dans la nature, sans la connaissance de l’art et du feu, il ne peut survivre. Avec l’apparition de l’outil, c’est l’apparition de la culture humaine et donc l’apparition de l’homme en tant que tel. L’outil, représenté par l’os devenu arme du singe dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, permet à l’être humain en devenir de mieux résister dans un environnement hostile. A travers une ellipse savamment mise en scène, Kubrick résume 4 millions d’années d’évolution de l’homme : de l’os jusqu’à la station spatiale. La navette « Discovery », voltigeant dans le vide de l’espace, serait ainsi un autre outil de l’homme, un outil dans sa version moderne et technique (technique étant définie comme l’ensemble des moyens permettant de maîtriser et d’humaniser la nature, en réalisant des fins humaines). L’homme passe ainsi de l’outil (prolongement spécialisé de son humanité), à la technique.

 

du premier outil ...

du premier outil ...

 

 

 

à la technique la plus complexe

à la technique la plus complexe

 

Mais cette ellipse marque surtout, de manière symbolique, le moment de renversement cartésien. Dans Discours de la méthode, en invitant l’homme à se « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature », Descartes bascule d’une idée de contemplation à une idée d’exploitation de la nature. A l’homme-singe hésitant et révérant envers le monolithe succédera l’homme de l’espace froid et sans émotions face à la découverte du monolithe. A l’opposé de Descartes, Heidegger pense que la technique moderne provoque et « arraisonne » la nature, elle la considère comme un fonds de ressources et d’énergie à extraire et à stocker. Cette idée se retrouve chez Levinas lorsqu’il écrit « La technique est dangereuse (…) elle risque de faire éclater la planète » (la bombe atomique de Dr Strangelove n’est pas loin). L’homme, par l’extension de sa technique, ne se contente plus de chercher à s’émanciper d’un environnement hostile, mais créé lui-même les conditions d’hostilités de la nature à son égard.

 

D’un point de vue cinématographique, Kubrick le suggère habilement en associant l’outil (l’os puis la station spatiale) humain à l’idée de mort. En effet, le premier usage que fait l’homme-singe de son os est de détruire la carcasse d’un animal mort. Après l’ellipse de 4 millions d’années, la station spatiale apparaît sur la musique Le beau Danube bleu de Johann Strauss. Or, « le danube bleu » était également le nom de la première arme nucléaire britannique, renforçant ainsi la relation entre la technique moderne et l’idée de destruction.

 

D’un côté l’homme en tant que species technica c’est une bonne chose car cela participe à l’évolution de l’homme, à l’actualisation de sa nature, à l’approfondissement de son humanité. Mais d’un autre côté, une technicisation excessive de la vie humaine déshumanise l’individu. Les premiers développements techniques libéraient l’homme, les nouveaux surpuissants l’aliènent . Poussé par sa puissance technicienne, l’homme se veut démiurge, cherche à « contrefaire l’œuvre de Dieu » et sort de sa condition humaine. Une partie du film sera basée sur cette question de la technique aliénante ou libératice. Mais dès le premier plan dans la station spatiale, Kubrick nous donne son opinion : par la force de gravité, le stylo sort de la poche de l’homme et s’autonomise (ce qui préfigure les péripéties des astronautes avec l’ordinateur HAL). « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » aurait dit Rabelais.

 

le stylo s'autonomise ...

le stylo s'autonomise ...

 

B) La technique moderne déshumanisante.

 

Le paradoxe de la technique moderne dans les relations interpersonnelles est portée à l’écran par Kubrick dans 2001 : l’Odyssée de l’espace. Alors que les singes vivent en communauté, partagent leur angoisse les uns contre les autres au fond de leur caverne, les astronautes ne communiquent plus entre eux. Ils sont coupés de leur famille, même si la technique moderne leur permet de garder le contact via des outils de télécommunications perfectionnés et ceci à des milliers de kilomètres de la Terre. L’astronaute est en passe de cesser d’être l’animal social qu’il a été.

 

Sur l’aspect déshumanisant (ou plus précisément ici infantilisant) de la technique moderne, Kubrick montre que dans l’espace l’homme redevient un enfant : il se nourrit avec des bouillies, tous ses gestes sont guidés par des instructions.

 

infantilisation de l'homme

infantilisation de l'homme

 

Ainsi, l’homme perdrait son identité, sa culture, cette même culture qu’il avait acquis lors de la découverte des premiers outils. Quant à Heidegger, on peut dire qu’il voit dans la technique moderne une réalité funeste tout en professant que ce serait une illusion que de penser que l’homme pourrait s’en rendre maître. Cette thématique de l’homme maître de sa technique se trouve évidemment exacerbé dans l’œuvre de Kubrick, où c’est la machine (l’ordinateur de bord, HAL) qui prend le contrôle de la navette spatiale et par conséquent de la vie des deux astronautes. En prenant « consciemment » le contrôle de la navette spatiale, HAL, érigée en machine parfaite incapable de la moindre erreur, n’a plus besoin des astronautes. Kubrick opère ainsi un basculement d’identités : HAL (d’ailleurs considéré comme « le sixième membre » de l’équipe, suggérant son caractère humain) devient « humain » et les astronautes deviennent de simples outils à la merci de la machine-humaine. Kubrick renforce cette idée lors d’un plan très poignant au moment où HAL se débarrasse et envoie dans le vide sidéral l’un des deux astronautes, ce dernier portant une combinaison jaune qui n’est pas sans rappeler l’os jaune jeté par le singe au début du film. L’homme devient outil et l’ordinateur devient homme. Finalement, grâce au retour de Dave Bowman, l’homme redevient homme et vainc la machine, et ceci dans une scène d’anthologie où Dave entre dans le centre de contrôle de HAL et le déprogramme à l’aide … d’un tournevis (le plus simple des outils, le moins destructeur aussi). La boucle est bouclée, de l’outil primaire (l’os) au tournevis en passant par la technique déshumanisante: le salut de l’homme n’est pas dans la maitrise d’un univers dont il ne peut se rendre entièrement possesseur mais dans sa capacité de s’interroger sur son essence métaphysique.

 

le retour de l'outil au service de l'homme

le retour de l'outil au service de l'homme

 

L’implication métaphysique de l’espace.

Pour Maurice Blanchot, l’un des grands amis de Levinas, l’impact de l’exploit du premier homme dans l’espace (ce brave camarade Gagarine) est tel qu’« on a eu l’impression, du moins pour un instant, de quelque chose de décisif : loin – dans une distance abstraite et de pure science -, soustrait à la condition commune qui est symbolisé par la force de gravité, il y avait quelqu’un, non plus dans le ciel, mais dans l’espace, dans un espace qui n’a ni être ni nature, mais qui est purement et simplement la réalité d’un presque vide mesurable. L’homme, mais un homme sans horizon ». Cette idée d’homme sans horizon se retrouve esthétisée dans 2001 : l’odyssée de l’espace.

Pour Kubrick, la chose la plus terrible de l’univers n’est pas son hostilité mais son indifférence. Dans un style purement réaliste et scientifique, Kubrick filme l’espace mais surtout le vide comme jamais. Dans leurs combinaisons colorées, les astronautes apparaissent comme des intrus dans l’infini spatial.mlml Tel un poisson hors de l’eau, la respiration de l’homme se fait haletante et rythme ses déplacements dans un environnement sur lequel il n’a aucunes prises. Dans la scène où HAL expulse l’un des astronautes hors de la navette, l’impression de vide est renforcée par le contraste entre la frénésie des gestes de l’astronaute et le silence absolu de l’espace. L’espace est ainsi caractérisé de façon angoissante comme vide infini et surtout comme un silence total, synonyme d’absence de vie, de perte totale de repères physiques et cognitifs.

Interrogé sur les tenants esthétiques de son film, Kubrick répondit : « 2001, est une expérience visuelle non-verbale. Cela évite une verbalisation intellectuelle et atteint directement le subconscient du spectateur d’une manière essentiellement poétique et philosophique. Le film devient ainsi une expérience subjective qui frappe le spectateur à un degré intérieur de conscience, tout comme la musique ou la peinture ».

 

 

 

 

 Débutons par quelques points historiques et techniques avant de nous repaître d'interprétations fantaisistes. L'intérêt de Stanley Kubrick pour la science-fiction provient de son désir de tourner Dr. Folamour comme un documentaire conçu par des extra-terrestres se moquant de l'humanité. L'idée fut abandonnée, mais Kubrick se pencha sur la SF. La nouvelle d'Arthur C. Clarke le charma, mais il décida de se l'approprier en profondeur, altérant grandement le sens du texte original. La première ébauche de ce qui allait devenir 2001 débuta en 1964.

 

Perfectionniste à la hauteur de sa légende grandissante, Kubrick décida de complètement révolutionner le genre. Certes, il y avait déjà eu des chefs-d'œuvre cinématographiques dans la science-fiction, mais le seul auquel le cinéaste voulait se comparer était sans doute Metropolis. Et le film de Fritz Lang se situait sur notre bonne vieille Terre. Les ambitions de 2001 était bien plus grande, de la naissance à la mort (ou renaissance) de l'Humanité. Du délire. D'un budget de 6 millions de dollars, Kubrick fit grimper les compteurs à 10 millions, dont 60% furent dédiés uniquement aux effets spéciaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le réalisateur voulait atteindre un degré de réalisme jamais vu. Il s'entoura d'une équipe immense (en particulier 25 créateurs d'effets spéciaux et 35 décorateurs de plateau) pour un tournage de 7 mois et deux ans de post-production ! Rappelons que la MGM envisageait de sortir le film pour la fin de 1966. 2001 ne fut présenté au public qu'en avril 1968.

 

Kubrick envisagea même d'insérer un prologue documentaire à son film, composé d'interviews de scientifique justifiant le réalisme de l'œuvre. Le réalisateur avait en effet accumulé les conseillers en tous les domaines, des techniciens de la NASA aux paléontologues en passant par des chercheurs de l'industrie de pointe. Tout cela concoure à faire de 2001 l'œuvre de science-fiction la plus précise et sérieuse de l'histoire du cinéma.

 

 

 

 

 

 

 

Le décor circulaire qui forme le cœur du vaisseau Discovery est en fait une centrifugeuse géante. C'est l'ensemble de la pièce qui tourne, pendant que les acteurs marchent ou courent en suivant le rythme du décor. Cet effet spécial, d'un poids de 30 tonnes, coûta à lui seul près de 750 000 dollars. L'un des directeurs des trucages n'est autre que Douglas Trumbull, réalisateur du mythique Silent running. Il contribua en particulier aux maquettes géantes, filmées avec soin sur de sublimes partitions classiques.

 

La musique du film, en particulier Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss, devint indissociable de toute vision poétique ou réflexive de l'espace. Impossible de ne pas ressentir au plus profond de soi la déprime et la solitude de l'espace infini et silencieux en entendant l'Adagio du ballet Gayane de Khachaturian. Impossible aussi de ne pas ressentir excitation et effroi à l'approche du monolithe flottant près de Jupiter lorsque retentissent les chœurs du Lux Aeterna de Ligeti.

 

 

 

 

 

 

 

Toute aussi essentielle est la voix de Douglas Rain, acteur canadien qui prête son timbre unique à l'ordinateur Hall-9000. Son phrasé britannique impeccable, à la fois froid et rassurant, donne une personnalité inoubliable au protagoniste le plus ambigu et passionnant du film. Ses questions, ses menaces, sa peur, nous font ressentir des émotions improbables concernant un ordinateur, à peine incarné par un « œil » cybernétique rougeoyant.

 

 

 

Comme toutes les œuvres de Stanley Kubrick, 2001 fut loin de faire l'unanimité lors de sa sortie. Si certaines critiques furent très positives dès la première présentation, la plupart s'ébahirent au fil du temps. L'exemple le plus frappant étant celui du Time, qui publia pas moins de sept critiques, de plus en plus positive, au fil de l'année 1968 avant de conclure sur une note enthousiaste. Mais on trouva par ailleurs des avis clamant qu'il s'agissait d'un film « sans la moindre imagination » ou « un monument de platitude ». Le New York Times offrit un avis qui reste partagé par les sceptiques : « entre l'hypnotique et l'immensément ennuyeux ». D'autres trouvèrent l'œuvre trop abstraite ou trop glaçante. Le film ne remporta que l'Oscar des effets spéciaux et Kubrick passa (comme toujours) à côté des récompenses du meilleur réalisateur et du meilleur scénariste. Depuis, on retrouve souvent 2001 dans les classements des meilleurs films de l'histoire du cinéma.

 

 

 

 

 

 

 

Proposons pour l'amusement une interprétation du film, comme une goutte d'eau dans l'océan. Une interprétation qui semble proche de ce que Kubrick avait en tête. Pour cela il suffit de regarder la filmographie complète du metteur en scène, et de se référer aux quelques témoignages qui nous avons sur la vie et les passions du bonhomme. 2001 serait bel et bien un manuel de philosophie tout en images et que son discours doit tout autant à Hegel qu'à Nietzsche. L'interprétation Nietzschéenne de 2001 a beaucoup d'adeptes et c'est bien normal, car la clef la plus évidente du film est le Ainsi Parlait Zarathoustra de Richard Strauss qui accompagne les moments clefs du film. Volonté de puissance, évolution vers le Surhomme, « Éternel Retour »... 2001 se prête fort bien à une grille de lecture Nietzschéenne. 

 

La thématique nietzschénne et la circularité dans 2001 : l’odyssée de l’espace.

 

Le film de Kubrick est délimité en 4 parties, représentant 3 évolutions successives de l’Homme : l’homme-singe, l’homme rationnel de l’espace et le « fœtus astral ». De nombreuses allusions à Nietzsche sont dispersées dans la diégèse de 2001. Ainsi, les 3 évolutions de l’Homme décrites dans le film sont les mêmes que celles faites par Nietzsche (sur fond de dualité Apollon-Dionysos) dans Ainsi parlait Zarathoustra : l’homme-singe, l’homme, le surhomme. Et  Nietzsche de s’interroger « Qu’est ce que le singe pour l’homme une dérision ou une honte douloureuse. Et ce que doit être l’homme pour le surhomme : une dérision ou une honte douloureuse ».nn La première partie du film de Kubrick, intitulée « L’aube de l’humanité », met en scène l’homme-singe qui n’a pas encore les facultés intellectuelles requises pour la prochaine évolution, et qui se caractérise par son instinct. L’homme de l’espace représente la deuxième évolution de l’homme, où son côté apollinien a pris le dessus c’est-à-dire son côté rationnel, protocolaire et dénué d’instincts. La dernière étape de l’homme est le surhomme représenté par le fœtus astral chez Kubrick.

 

Une interprétation plausible de la raison pour laquelle Kubrick a choisit de représenter le surhomme par un fœtus astral peut se trouver encore une fois chez Nietzsche. Ce dernier distinguait, toujours dans Zarathoustra, trois métamorphoses de l’homme, symbolisant trois positions face à la mort de Dieu, trois étapes de la conscience humaine : le chameau (révèrent envers Dieu), le lion (qui bat le dragon, c’est-à-dire Dieu), et finalement l’enfant. Dans 2001, l’homme-singe représente le chameau. Lorsqu’il touche le monolithe noir c’est avec respect et curiosité. A l’inverse, le lion c’est-à-dire l’astronaute est celui qui va défaire symboliquement la présence de Dieu (pour aller plus loin, notons que la forme de HAL représente un rectangle noir allongé, directement similaire au monolithe) en la personne de l’ordinateur infaillible. Finalement, la dernière étape est l’enfant-fœtus bien identifiable dans le film à la fin.

 

La présence de Nietzsche se retrouve même dans la musique avec l’opéra deRichard Strauss qui s’intitule « Ainsi parlait Zarathoustra » et qui est  jouée lorsque le singe découvre l’utilité de l’os et lorsque le fœtus revient sur Terre. Cette mise en rapport par la musique entre l’homme-singe et le fœtus astral symbolise l’instinct dionysien, présent chez l’homme-singe et retrouvé dans la figure du surhomme-fœtus. D’ailleurs, l’instinct est ce qui rapproche l’homme de l’animal, même si ses prétentions à s’en extraire sont d’autant plus élevées que l’Homme évolue dans le temps. Ainsi, attardons-nous sur un plan étrange et qui m’a toujours interloqué : les yeux brillants du léopard lors des premières scènes. Alors que l’homme amorce son émancipation vis-à-vis de la nature, le léopard observe avec ses yeux perçants tout en brillance. Ces mêmes yeux seront ceux du fœtus astral prêt à revenir sur Terre, conscient de son attachement au Lieu, à la nature, et aux instincts source de vie.

 

 

 

Le retour au Lieu par le médium de l’Art : l’interprétation du monolithe.

 

Intéressons nous maintenant aux séquences les plus énigmatiques du film : le trip psychédélique vers l’Infini, la scène finale dans la chambre à coucher.

 

L’histoire de 2001 c’est aussi l’histoire d’une perte du monde, d’un arrachement au Lieu tragique. A une techno-science froide et aliénatrice,Heidegger propose  une attitude contemplative à l’écoute d’une nature qu’on habite plutôt que manipule. A cet égard, l’œuvre d’art apparaîtrait comme un médium vers le retour au Lieu, un langage premier à l’écoute du réel. D’une manière qui scie parfaitement au film de Kubrick, Heidegger revient sur l’étymologie du mot technique : « Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de technè. Autrefois technè désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois technè désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poiésis des beaux-arts s’appelait aussi technè. Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que technè. Il était un dévoilement unique et multiple ». Pour Heidegger, face à l’arraisonnement de la technique, l’art ou Poésie est « l’éclat et la puissance de la vérité ».

 

 

 

Dans 2001, il y a bien un moment où éclate la puissance de la vérité : le moment où le vieux Dave Bowman semble enfin comprendre, accepter le monolithe. Que peut bien représenter le monolithe ?

 

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Ici tout est question de mise en scène. Les apparitions du monolithe sont marquées par la musique stridente et effrayante de Ligeti, à chaque fois le monolithe apparaît verticalement … sauf une fois. En effet, lors de la scène précédant le trip psychédélique de Dave, le monolithe joue une danse spatiale étonnante et se retrouve finalement en position horizontale. Le monolithe laisse ensuite place à un l’épopée psychédélique de Dave vers un Infini qui dénote totalement avec la rigueur scientifique du reste du film. Comment expliquer cela ? Pourquoi le monolithe change-il subitement de position ?

 

le monolithe horizontal : symbole de l'écran de cinéma

le monolithe horizontal : symbole de l'écran de cinéma

 

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forme embryonnaire lors du trip

 

L’interprétation que j’ai retenu est que le monolithe est en fait le symbole de l’écran de cinéma et de l’Art dans la pure conception heideggérienne. Ce voyage intersidéral sera celui de l’illumination pour Dave qui finira par rentrer en communion avec le monolithe sur son lit de mort. Les images que l’on retrouve lors de ce trip sont totalement crées par l’esprit de Kubrick, elles représentent la prise de conscience de l’astronaute. Le voyage spatial psychédélique nous montre, outre les filaments colorés étranges, plusieurs formes évoquant directement le fœtus, ou même l’acte de fécondation. Cet acte de fécondation est symboliquement une nouvelle étape dans la conscience de l’homme. Passant de la verticalité à l’horizontalité, l’Homme reprend prise avec l’art comme médium.

 

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symbole de fécondation lors du trip

 

 

 

 

 

Si le monolithe-écran de cinéma ne vous convainc pas, il convient d’étayer cette interprétation. Tout au long du film abondent des indices qui vont dans ce sens et mettent en scène des instruments propres au cinéma. odysLe premier plan de l’espace s’ouvre sur la gigantesque station spatiale qui n’est autre qu’une grosse caméra, ou bobine de projection. Autre élément criant, les écrans blancs bordés de rideau (et oui comme au cinéma) lors de la réunion des dirigeants russes et américains. Ces écrans blancs opaques ne laissent entrevoir l’immensité spatiale et peut être même la Terre que l’on aperçoit au loin. Ecrans blancs synonymes de fin de l’Art probablement aussi, dans un monde techniciste où la seule présence d’art est un croquis des astronautes réalisé par Dave. Autre élément étayant la symbolique du cinéma est la scène d’excavation du monolithe qui ressemble étrangement  à un cinéma. Tout y est : l’architecture générale du site rappelle celle d’un cinéma, mais surtout on peut observer une sorte de projecteur braqué sur le monolithe (symbole du projecteur de cinéma sur l’écran de cinéma-monolithe). Mais pourtant, les astronautes ne savent pas regarder le monolithe, ils ont perdu cette composante humaine propre à apprécier l’Art. D’autres éléments peuvent encore être identifiés tout au long du film.

 

symbole de la salle de cinéma

symbole de la salle de cinéma

 

symbole du projecteur de cinéma

symbole du projecteur de cinéma

 

les écrans blancs de l'espace

les écrans blancs de l'espace

 

Mais si le monolithe est un symbole de l’écran de cinéma, qu’en est-il de la dernière scène ?

 

Pour revenir à Nietzsche, un de ses concepts est celui de l’Eternel retour. Ici l’éternel retour c’est celui de l’Homme qui vient de la Terre dans sa forme la plus basique (l’homme-singe) et qui ensuite part vers la Lune pour finalement revenir sur Terre sous la forme du surhomme. C’est d’ailleurs le propre d’une odyssée que de revenir à son point de départ. Les derniers instants du trip intersidéral de Dave mettent en scène le retour au Lieu, la redécouverte du Monde par le médium de l’Art.

 

le retour au Lieu lors du trip de Dave

le retour au Lieu lors du trip de Dave

 

Comment douter que nous sommes ici en présence de paysages terriens revisités, redécouverts par le personnage de Dave (voir photo) ? Ainsi, l’énigmatique scène finale de la chambre à coucher style Renaissance serait, en fait, une vraie renaissance pour l’Homme, prêt à vivre la prochaine évolution. Dans ce décor peuplé de sculpture, de peinture (cf. la peinture représentant une femme montant à un arbre), l’homme semble plus à son aise. Dave assiste alors au défilement des différentes étapes de sa vie, il devient un vieillard dinant à une table et brisant un ver de vin. Ce passage est très énigmatique. Si on observe bien le plan précédent le cassage du ver, on voit que le ver de vin passe du centre de la table à la droite de la table sans aucune intervention humaine. Comment expliquer cela ? Dave brise le verre non pas par inadvertance mais car on lui a joué un mauvais tour, manière de dire que, quoiqu’il arrive, l’homme ne maîtrise pas toutes les cartes du jeu.

 

Dans Le voile d’Isis, Pierre Hadot a cherché à montrer que la matière de la connaissance c’est l’inconnu. Pour lui, notre version moderne du monde est une version prométhéenne où l’ambition,  le dépassement de soi et la performance dominent. Or, Hadot invite l’Homme à revenir vers une société plus orphique (contemplative, en phase avec la nature) mêlant ainsi les deux figures mythiques que sont Prométhée et Orphée. D’ailleurs, les humains qui ont le mieux su articuler ces deux figures restent les hommes de la Renaissance, à l’image de De Vinci créant une maquette d’une machine volante en observant un oiseau. Comme chez Kubrick, la renaissance de l’homme, qui prend place lors de la scène de la chambre style Renaissance, doit instiguer un jeu de dévoilement de la nature au travers notamment de l’Art. Quoiqu’il fasse l’Homme est contraint de tourner en rond, se posant des questions aux réponses qui n’existent pas. Le cercle est le moteur principal de 2001. Mais il ne faut certainement pas négliger le rôle de  l’art qui a précisément ici pour rôle de nous révéler dans undire premier le fond silencieux des choses dont nous faisons parti et que nos yeux clos ne savent pas contempler.

 

Le film ne conclut sur rien ; les extraterrestres n’apparaissent pas, n’apportent aucun message, le mystère du monolithe reste entier. Donc peut être que ce serait à nous de trouver la réponse au message. Partir à la découverte du monde, du mystère de notre existence, découvrir que les frontières reculent au fur et à mesure que nous avançons, et revenir au familier, voilà tout ce qui nous est proposé. L’espace dans lequel nous fait voyager ce film, c’est celui de notre conscience. Film hommage au medium cinématographique, 2001 : l’odyssée de l’espace restera une œuvre majeure pour l’humanité.

 

 

 

 Mais voyons ce que cela donne avec Hegel... 

 

2001 c'est un peu la mise en image de la Phénoménologie de l'Esprit. Conscience, Raison, Esprit. Conscience de soi, conflits avec les autres consciences de soi, etc... En suivant exactement les étapes de l'évolution de l'esprit humain vers l'Esprit, "l'individu qui est un monde", 2001 devient soudainement limpide (mais c'est sans doute une énième fausse piste). Le monolithe n'est ni Dieu (loin de là), ni les extra-terrestres, ni même la Volonté de Puissance, le monolithe est une pure abstraction (et en cela la forme géométrique parfaite est une évidence). Le monolithe est finalement un simple écran noir (comme le montre très bien la conclusion du film) et on pourrait le percevoir comme un pur concept, il est l'incarnation d'une idée. Toujours là pour ouvrir une nouvelle étape du film, une nouvelle étape de l'esprit, qui suppose une nouvelle confrontation avec soi, avec les autres, avec les mondes extérieur et intérieur.

 

 

 

 

 

 

 

Première étape, l'aube de l'humanité, terreur face au monde extérieur (conflit avec la nuit, avec les forces de la nature), affrontement avec les autres (et une dialectique du maître et de l'esclave, que nous retrouvons avec Hal et Bowman). Il y a ainsi évolution, passage de la conscience à la raison. Le voyage vers Jupiter est peut-être le segment le plus passionnant du film. Tous les affrontements possibles sont étudiés au maximum. Le conflit entre l'homme et sa machine qui semble elle aussi atteindre la conscience à l'approche du monolithe (c'est pourquoi l'explication du bug, donnée dans 2010, est assez stupide). Un conflit des consciences de soi entre homme et machine. Hal en vient au "terrorisme de la pure conviction". La machine possède une morale, qui lui semble parfaite et elle n'hésitera pas à l'imposer aux autres par la force. Hal est-il le Robespierre des ordinateurs ? Enfin le conflit des raisons tourne à l'avantage de l'Homme (Bowman étant bien plus, évidemment, qu'un simple personnage de fiction). Celui-ci peut aborder l'ultime étape.

 

 

 

 

 

 

Ultime étape qui peut tout aussi bien être perçue comme l'accession au Surhomme que l'accession à l'Esprit. Le fœtus final, c'est l'Esprit Universel, la fin de l'Histoire. Le voyage « au-delà de l'infini » est d'ailleurs bien souvent un pur et simple plaisir visuel et intellectuel. Le décor en particulier brille par une apparente gratuité, mais il représente un idéal esthétique et "confortable", qui flatte les désirs humains.

 

 

 

 

 

 

 

Mais sans avoir Bac + 12 section philo, on peut bien sûr adorer le film de Kubrick. Visuellement sublime, porté par une bande son phénoménale, riche en émotions complexes et en mystères réjouissants, 2001 est un film magique, même si parfois assez austère. Les "longueurs" du film ne sont là que pour servir son propos, en particulier la plus retranscription du "vide" spatial, de l'isolement et de l'effroi que peut causer l'idée d'infini. Le spectateur se retrouvant face à sa propre solitude, emprisonné dans la durée, mis à nu dans le noir de la salle de cinéma, comme l'astronaute qui gravite au bord du néant, absolument seul.

 

 

 

 

 

 

2001 n'est pas un trip, 2001 n'est pas une drogue (quoique), il parle directement à notre raison, à notre sensibilité, il nous renvoie un miroir terrible d'intensité, chaque seconde, chaque image, est un reflet d'un univers unique dans l'histoire du cinéma. Ce film semble indépassable, il est la somme, la clef de voûte. Il est dit que l'on peut aller au-delà de l'infini. 2001, l'Odyssée de l'espaceest une œuvre sans égale.

 

 

 

 

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  • L'art est un phénomène substantiel crée par l'abstrait : Littératures, Musique (Rock), Jeux Vidéos, Cinéma et Arts Martiaux vous attendent pour découvrir ce qu'est l'essence du monde abstrait. Bientôt vous découvrirez de nouveaux horizons !
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